4.05.2014

PETITS FILS ET GRANDS-PÈRES

N’attendez pas ici des propos douceâtres au sujet des rapports entre les petits fils et les grand-pères. Ni des phrases sirupeuses sur le temps qui passe ou l’avenir que certains disent lire dans le regard des mômes.

Je vous propose plutôt une réflexion sur deux façons de vivre en aïeul, celle de mon ami l’architecte Pancho Ayguavives, installé à Gaillac depuis pas mal de temps, et moi même, barcelonnais aux vagues origines suisses et vivant à quelques encâblures de la ville qui m’a vu naître.

Le sieur Ayguavives, de deux ou trois ans mon aîné, a commencé plus tôt que moi-même sa carrière de grand-père. Il m’a tout de suite envoyé des photos, vanté la profondeur du regard des nouveau-nés, les expressions de famille qu’il a décelé au primer coup d’oeil, les gestes et les gargouillis chargés des meilleurs augures.

Quant à mon primer, ce fut une première. En tous les sens. Une fillette née à la maternité d’un hôpital privé barcelonnais. Très belles vues sur la ville depuis la fenêtre de la chambre, pleine de monde comme le métro à treize heures. Un être délicat aux yeux vifs, curieux et froids. Gardez-moi le secret, je vous en prie.

Deux ans plus tard le même fils et sa femme ont récidivé et plus tard encore ma fille aînée s’est mise à la tâche et mon troisième petit fils, un garçon, est né à Vilafranca del Penedes, un petite ville entourée de vignes à quarante-cinq bornes de Barcelone.

De temps à autre je m’approche chez eux et j’ai droit à quelques minutes d’enfant. Il a cinq mois, donc il dort ou il tête, agrippé au sein maternel. Quand je l’ai dans mes bras –et quand il ne dort pas- il me regarde dans les yeux. Un regard droit, impitoyable, fixe. J’en ai froid dans le dos, je vous l’assure.

Pancho Ayguavives m’entretient au sujet des fils de ses fils en termes d’une tendresse croissante, brassée avec des souvenirs ponctuels de certaines époques de sa vie, de ses succès et de ce qu’il appelle ses erreurs, pas plus graves ni plus nombreuses ni faites d’un autre matériel que les faux-pas du reste des humains. Il tire des conclusions, Pancho. Tout cela -ses petits fils- lui paraît une compensation. Une sorte de « cadeau de fin de parcours » à sa mesure d’homme foncièrement bon, honnête et d’une seule pièce.

De ma part j’avoue une certaine angoisse. L’enfant que je tiens dans mes bras –ou qui parle avec moi, parce que les mômes, ça pousse- quand je visite mes fils-parents, le miteux me rappelle de façon implacable que sa vie ne fait que commencer et qu’elle s’exprime en termes de futur, alors que la mienne est en perte et prend de la vitesse, s’accélérant en cours de descente. Une angoisse qui s’ajoute à une autre, celle de l’impossibilité matérielle de lui transmettre l’accumulé pendant ces soixante-cinq ans de vie. À quand un USB pour vider notre disque dur et le verser dans le cerveau d’un enfant ?

Ces deux angoisses, croissantes, m’empêchent, je l’avoue, de voir plus souvent les enfants de mes fils. Égoïsme ? C’est bien possible, il faut bien avoir un ou deux défauts. Ou trois, à la rigueur.

Je vois mon ami l’architecte comme un être infiniment plus sensible que moi. Plus réceptif, plus mature aussi, capable de transmettre à ses quatre ou cinq petits fils ce que les enfants attendent de leurs vieux parents.

Pancho laissera à la marmaille un bon souvenir de grand-père comme on les aime, pouvant passer des heures avec les enfants, leur communicant petit à petit le savoir, les expériences, ce qu’il a fait, dit et entendu. Les bâtiments construits, les grands projets et les autres, plus petits mais qui lui tiennent à coeur. Un grand-père qui aime s’asseoir au soleil en parlant de l’Andalousie de ses vacances de môme, pendant que ses petits fils l’écoutent la bouche bée, posent des questions qui n’ont rien à voir avec le sujet et lui demandent n’importe quoi.

Un homme essentiellement bon, je vous l’ai dit. Et propre d’esprit.


Pierre Roca