Vous
dire d’abord qu’il y a plus d’un demi siècle que je n’ai plus quinze ans, que
je ne suis pas un beau gosse et que j’adore le sexe opposé.
Je
vis à quarante-cinq bornes de Barcelone. Je travaille dès mon bureau privé, à
la maison, mais malgré tout je dois faire chaque semaine deux, trois ou quatre
aller-retours. Une réunion, un entretien, une activité sociale.
Je
choisis le train pour quelques bonnes raisons. D’abord parce qu’il est bien
plus pratique et nettement moins cher de se déplacer dans la ville à pied, en
métro ou en bus qu’en voiture. Et plus plaisant, aussi.
Le
déplacement en train dure une heure, durant laquelle je regarde le paysage, d’abord
les vignes de la région vinicole que j’habite, plus tard le paysage industriel
de la banlieue barcelonnaise. Je regarde aussi le paysage de l’intérieur du
wagon. Des jeunes qui vont à l’université, quelques immigrants, des retraités,
des mendiants.
Peu
d’activités son aussi passionantes que croiser des regards avec des filles à la
jeunesse insolente. Elles sont généralement à leurs affaires, portable en main,
envoyant et recevant des sms ou des whatsApp pendant qu’elles écoutent de la
musique à travers les auriculaires.
Parfois,
heureusement pour moi, l’une ou l’autre me dédie un regard. Ou mieux, deux
regards, l’aller et le retour de la panoramique qui balaie l’intérieur de la
voiture ferroviaire. Il s’agit de regards volontairement lointains qui ne
montrent aucun intérêt, ni pour les passagers en général ni pour moi en
particulier.
Parfois,
cependant, le regard revient et se pose sur moi pendant une fraction de seconde
de plus. Ou de trop. Je regarde à mon tour, son regard à elle s’envole tel un
oiseau –ou un insecte- et revient au bout de deux secondes ou de deux minutes.
Ou jamais.
Si
il revient, son regard, c’est le début d’un dialogue dont les yeux sont vedette
mais aussi, parfois, le corps tout entier. Elle croise et décroise les jambes,
s’étire, met en place les vertèbres cervicales, se caresse le cou du doigt et,
parfois, prolonge le trajet digital jusqu’à l’échancrure du décolleté. Ou sous
la bretelle visible de quelque pièce de lingerie.
Ce
n’est là souvent qu’un geste unique, isolé et sans autre interprétation, mais
il arrive qu’il marque le début d’un discours parallèle qui prolonge celui des
regards, ponctuels ou soutenus, suivis ou éloignés l’un de l’autre.
Le
doigt malin prend parfois le temps, rien ne presse, de parcourir la bretelle en
long, entre le tissu et la peau. À la fin du trajet le regard souligne les intentions
et me les dédie, mettant à l’épreuve ma sensibilité. Et ma capacité de contrôle
des muscles de la face, ceux qui contrôlent les expressions.
Je
ne vous parle pas d’un fait isolé. Ni de quelque chose d’habituel. Cela n’arrive
que de temps à autre et c’est une bonne raison ajoutée pour préférer le chemin
de fer. Le train en compagnie ou la voiture en solitaire. Pas de doute.
Et
le contact réel ? Il ne se produit presque jamais. Ou presque...
Deux
fois j’ai matérialisé l’espace de temps gestuel, le prolongeant d’un café siroté
au premier bar trouvé en sortant de la gare.
Une
fois une adresse de courrier électronique, une fois un numéro de téléphone, un
rendez-vous et quelques moments de causerie et de silences éloquents suivis de
rien. Ou de presque rien, vu que la pensée, les rèves et les émois existent et
pèsent de tout leur poids dans ma tête d’homme d’un certain âge et, j’imagine,
dans la machine à penser et à sentir de mes interlocutrices de ces rencontres
du troisième type.
Je
vous laisse songeurs. J’ai un train à prendre.
Pierre Roca
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